L’enfance de Tilikum, orque tueuse

orcas-islandeLes Fjords de l’Est de l’Islande sont taillés dans les roches les plus robustes de la terre, d’une beauté à couper le souffle. Ici, le long de ce tronçon extrêmement isolé de la côte, aussi loin de Reykjavik qu’il est possible de l’être, une succession de baies en dents de scie et de fjords aux eaux profondes ont été sculptés dans la pierre volcanique par le recul des glaciers, durant la dernière période glaciaire.

Chaque année, un grand nombre d’orques islandaises descendent vers cette extrémité de l’île et ses fjords abrités, où se tiennent en hivernage les harengs de l’Atlantique, leur repas préféré.

Imaginez un instant que vous êtes un jeune épaulard, un mâle, âgé d’environ 2 ans, long de presque 3 mètres, en train de nager en toute sécurité de votre mère dans une mer houleuses, protégé du froid par une généreuse couche de graisse isolante.

Vous avez commencé à manger du poisson il y a un an, mais vous essayez encore d’amadouer votre maman pour téter une gorgée de son lait bien gras, sous l’eau avec votre rostre. De temps à autre, elle accepte. Mais elle vous a clairement fait savoir que les jours de repos sont bientôt finis. Si vous voulez manger, eh bien, vous êtes ici à l’embouchure d’un fjord étroit rempli de harengs argentés.

Alors, mangez !

Puisque vous êtres le plus jeune rejeton, vous avez le droit de voyager à côté de votre mère, dont vous ne devrez vous éloigner que lorsqu’elle aura un nouvel enfant, d’ici quelques années. (Les orques mâles islandaises ne semblent parfois ne jamais quitter leur mère de toute leur vie. Les  scientifiques n’en sont pas sûrs.) Pour l’instant, vous êtes le centre d’attention.

Il y a assez de poisson pour tout le monde. Mais vous êtes intrigué par les étranges silhouettes sombres qui dansent à l’horizon sur la surface de l’eau. Vous ne savez pas encore ce que sont les bateaux, vous ne réalisez pas encore le danger de leurs draperies de dentelle qui attrapent les harengs. Vous mourez d’envie de satisfaire votre curiosité, mais votre mère vous l’interdit.

Votre monde est principalement acoustique, empli de sons marins. C’est une symphonie sans fin de clics, sifflements, cris et glapissements lancés par votre  propre famille, tandis qu’en arrière-fond résonne un choeur sous les flots: les clics des autres orques, le chahut des dauphins, le roulement des pierres sur le fond de l’océan, le mystérieux chant d’une baleine à bosse là-bas, à une centaine de miles au large.

Quand vous n’est pas plongé dans la musique de l’océan, vous barbotez dans les clapots d’un après-midi venteux ou vous jouez avec vos frères et sœurs, votre nourriture ou avec du varech. Lorsque vous faites un « spy-hop » (redressement du corps à la verticale au-dessus de la surface pour observer les alentours), votre excellente vision vous offre le spectacle de petits villages, de moutons et de formations volcaniques qui ne ressemblent à rien de ce qui existe en mer. Les couchers de soleil sont spectaculaires.

iceland-orcas2Vous êtes un cétacé heureux. (La science dit cependant que le bonheur d’une autre espèce que la nôtre ne peut être mesurée. Les fonctionnaires de SeaWorld affirment quant à eux qu’ils «savent» que leurs orques sont heureuses, une incohérence logique.)

Un beau matin, le monde comme vous le connaissiez va toucher à son terme.
Alors que votre pod chasse le hareng près de Berufjördur, un bruit douloureusement fort se réverbère sous les eaux . Clackityclack-clac ! L’une de ces masses mystérieuses, un bateau, comme vous vous apprêtez à l’apprendre, s’approche. Votre famille se rend compte que quelque chose ne va pas. Ils s’éloignent du navire. Votre mère crie : « Danger ! Fuyez ! »

Saisi de terreur, vous essayez de la rattraper.

Quelque chose vous arrête. Vous agitez vos nageoires furieusement, tentant de nager en avant, mais vous ne pouvez plus avancer. Vous êtes pris dans le rideau d’un filet de pêche. Et avec vous, toute votre famille qui nage en rond dans le piège sans en trouver la sortie. Vous restez là pendant des heures, continuant à vous agiter sans nulle part où aller.

Soudain, vous êtes emporté par un autre filet. Vous criez de terreur en appelant maman. Creeee ! EEEEEEE ! Le filet est tiré contre le bateau. Votre cœur bat la chamade, vous faites surface pour respirer. Que se passe-t-il ? Où est votre mère ?

Alors, vous l’entendez. Vous n’aviez jamais entendu un cri aussi misérable auparavant : triste, déchiré, rendu suraigu par la peur. Vos autres parents joignent leurs voix à la sienne. Vous répondez à leurs appels avec vos propres vocalisations erratiques, pendant que l’on vous hisse dans un hamac, maintenant en suspension dans l’air. Ce vent rude sur votre peau humide est étrange et effrayant. Vous pouvez entendre les cris de votre famille qui tourne autour du vaisseau.

Ce matin, vous étiez heureux. Maintenant, vous êtes pris au piège de l’enfer.

orca-captureLe hamac est descendu sur le pont. On vous place dans un grand baquet d’eau salée. Des hommes vêtus de parkas et de bonnets de laine se hurlent les uns aux autres des vocalisations profondes, redoutables et totalement indéchiffrables. Votre maman vous manque. Elle n’a jamais été à plus de quelques mètres de vous. Vous pouvez l’entendre, vous appelant avec désespoir, à côté de la coque dans la mer ouverte. Ensuite, vous entendez un bruit mécanique et vous sentez que le bateau bouge.

Au-delà du vacarme du moteur, s’élèvent les cris de désespoir des membres de  votre famille. Libérés des filets, tous suivent le bateau. Vous vous demandez quand tout cela finira, quand donc vous pourrez enfin rejoindre votre pod, retrouver vos harengs et le varech pour jouer.

Cela n’adviendra jamais.

Vous haletez. Finalement, votre mère s’épuise et renonce à vous suivre. Vous n’entendez plus votre famille. Vous êtes seul, malade d’inquiétude. Les hommes crient à nouveau pendant que votre bassin est posé sur une plate-forme pendant deux autres heures. On vous élève dans un autre hamac, qui redescend cette fois dans un petit bassin dans la cale. Vous ne pouvez plus voir le ciel et il n’y a pas de bruit. Vous n’avez jamais entendu une eau aussi  silencieuse.

Une année passe. Les humains vous apprennent à sauter hors de l’eau et à toucher une balle de votre rostre. Il vous donne quelque chose à faire et en échange, vous recevez du poisson à chaque fois.

Tout plein d’humains viennent pour vous regarder. Ils vous montrent du doigt en riant et produisent des flashes qui blessent vos yeux. Puis vos compagnons de bassin disparaissent, un à la fois. Votre jour arrive. On vous place dans une sorte de baignoire et on vous charge sur un avion-cargo.

Quelques heures plus tard, vous vous retrouvez dans un enclos aquatique à des milliers de kilomètres de là. Vous ne le savez pas, mais vous êtes dans un océan différent. Ce n’est plus l’Atlantique ici, c’est le Pacifique. La petite piscine où vous vous trouvez est arrimée à la baie et entourée de quais flottants. De nombreuses personnes, bouche bée, viennent y marcher et faire éclater leurs flashes. Au-delà des filets, vous entendez des orques au loin qui passent dans le détroit.

sealand-of-pacificIl y a deux autres orques ici, plus âgées, plus grandes. Ces deux femelles viennent également d’Islande, mais vous ne comprenez pas le sens de leurs  vocalisations. Vous perdez le souvenir de votre mère et pensez que l’une d’entre elles sera gentille, qu’elle vous réconfortera. Mais ils sont trop occupées à se battre entre elles pour savoir qui dominera qui. Les humains les ont appelées «Haida» et «Nootka». Avant longtemps, ils vous baptiseront « Tilikum. »

Vous êtes un sous-dominant. La seule fois où Nootka et Haida vous prêtent attention, c’est quand elles vous harcèlent, vous griffent la peau à coups de dents et vous poursuivent autour du réservoir. Vous vouliez du secours, maintenant vous voulez juste vous évader. Vous êtes rejeté partout à la fois.

La plupart des nuits, vous êtes enfermés avec ces femelles dans un réservoir métallique couvert, à peine assez grand pour vous contenir tous. Les humains nomment ça le «module». Vous apprendrez rapidement à le détester. Ils vous enferment souvent là-dedans 14 heures de suite. Il y a à peine la place pour se retourner et encore moins échapper à vos compagnons de cellule. Vous vous coupez et vous griffez sur les parois métalliques. Lorsque les femelles deviennent agressives, votre vie devient un enfer. Votre peau est perpétuellement couverte de cicatrices.

Une nuit, alors que Nootka est particulièrement hostile, elle balance la tête vers vous, mâchoires écartées, si fort qu’elle brise son rostre sur la paroi métallique. Sa tête commence une hémorragie et le sang jaillit de son évent. D’autres matins, quand on vous laisse sortir de cette sorte de tombe, une partie de votre aileron ressemble à un hamburger.

nootka-haida-tilikumSi vous refusez d’entrer dans le module, ce que vous faites parfois, les humains réduisent vos rations de poissons morts (vous manquez cruellement de poissons vivants). En fait, il semble y avoir une pénurie alimentaire. Vous êtes perpétuellement tenu dans un état de fringale. Mais vous avez appris que si vous sautez hors de l’eau exactement comme on vous l’enseigne, vous pourrez calmer votre faim, sans jamais vraiment la satisfaire. En fin de compte, vous ne pouvez jamais tarder à exécuter vos tours.

C’est ainsi que cela se passe pendant sept ans. Vous grandissez. Votre aileron  dorsal s’élève mais s’affaisse aussitôt. Vous vous sentez sexuellement excité.  Nootka et Haida, bien qu’elles soient vos dominantes, veulent encore se reproduire. Vous les y obligez. Au moment où vous êtes âgé de dix ans, elles  sont déjà toutes les deux enceintes. Votre vie est tellement différente de ce dont vous vous souvenez de l’Islande. Vous rêvez des rudes hivers de  Berufjördur, à votre mère aussi. Les humains sont OK, mais pourquoi vous enferment-ils avec ces femelles autoritaires chaque nuit ?

Vous devenez instable. Vous devenez névrotique, douloureusement avide de changement. Puis, un après-midi, une dresseuse trempe ses pieds dans l’eau. Vous n’aviez jamais vu cela auparavant. Vous vous ennuyez. Vous attrapez son pied…
Extrait de « Death at SeaWorld »
http://deathatseaworld.com/
Traduction de l’article de David Kirby : YG

http://www.takepart.com/article/2013/07/01/tilikum-whale-abduction-death-at-seaworld

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La première  victime de Tilikum fut une jeune dresseuse du nom de Keltie Byrne, qu’il noya avec l’aide de ses camarades, Haida II et Nootka IV. La seconde fut Daniel P. Dukes dont on retrouva le corps nu, couvert de contusions, drapé sur le dos de Tilikum un matin.  L’homme s’était caché dans le parc après la fermeture pour plonger durant la nuit dans la piscine du Sealand of Pacific.

Le 24 février 2010, enfin, ce fut le tour de Dawn Brancheau au SeaWorld d’Orlando, qui fut littéralement réduite en morceaux, mutilée puis noyée par l’épaulard géant.

Les victimes de TilikumLes victimes de Tilikum

Pour en savoir plus, ne manquez pas le superbe documentaire « Blackfish » qui commence aujourd’hui sa tournée européenne à travers le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique.

Date de sortie à Bruxelles : 30 octobre 2013.

http://freedolphinsbelgium.wordpress.com/2013/10/14/blackfish-en-belgique/

Tilikum lors d'un show du SeaWorld

http://www.news965.com/news/news/local/tilikum-returns-seaworld-killer-whale-show/nCDb5/