Un texte d’Yvon Godefroid.

Beachie ne va pas bien

Parfois, on le voit se cambrer, comme s’il voulait vomir, bouche ouverte. Un spasme le secoue. Puis il repart. Ses yeux, très enfoncés dans les orbites, restent mi-clos, parfois fermés. Il nage le long des parois de verre et son regard plonge dans le vôtre.

Le désespoir se lit dans cet œil vide, triste, absent, dont les drogues dont il est imbibé rendent la paupière si lourde. Beachie est lent. Beachie n’obéit pas, Beachie ne comprend rien. Beachie fait tout de travers. On le surnomme le «mongolien». On se moque de lui. On le mord et parfois il se fâche.

Dès le début du spectacle, cela s’est mal passé. Il a fait tant de bêtises que la dresseuse l’emmène dans le coin du bassin. Elle se fâche sur lui, en le menaçant de grands gestes impératifs. Il reste là, indifférent, se contentant de quémander bouche ouverte quelque chose à manger.

Beachie se fait engueuler

Une fois encore il a raté un tour et n’a pas reçu son poisson. Sans cesse, il fait des bêtises. Il paraît complètement ailleurs. Quand il lui faut jeter des ballons aux enfants, il fait sauter le sien au milieu de l’eau, pensivement.

Le show s’achève. Les dresseuses se sont retirées un moment, elles préparent l’une des trois femelles adultes ou des deux jeunes à la séance photo payante, dans le petit bassin latéral droit.

Beachie s’en fout. Il attend face au vide, menton posé sur le rebord. Il est seul.

Jamais, il ne s’est habitué à cet endroit depuis son départ de Hardewijk en 2009. Jamais, il n’a pu s’intégrer vraiment au groupe des 5 dauphins résidents. Jamais il n’a su donner, ni à Yotta qui faillit en mourir, ni à Roxanne, des rejetons viables. Doucement, il perd la tête et la santé. Mais aussi, dans un sursaut de dignité, il réplique et il désobéit.

Il fait partie de ces dauphins que Ric O’Barry qualifie «d’insoumis ».

Beachie, avril 2014

Autour de lui, le spectacle continue, plus affligeant que jamais

C’est à quelques détails près le même que l’an dernier. Cette fois, la dresseuse dressée sur le rostre du dauphin touche la balle accrochée au filin. Nouveau aussi, le numéro où elle s’accroche à l’aileron et se fait tirer. Nouveau enfin, la propulsion double sous l’eau d’une autre jolie jeune femme choisie pour son physique, ses talents de nageuse mais sûrement pas pour ses connaissances en cétologie.

Globalement, ce sont toujours les mêmes performances anthropomorphiques et simplistes qu’on impose aux détenus devant une salle aux trois quart vide. Des exercices répétitifs et ennuyeux, qui ne sollicitent qu’une infime partie de leurs formidables capacités intellectuelles.

Tout est fait pour les dissimuler, comme le rappelle Ric O’Barry dans un texte magnifique. Tout est fait pour transformer ces personnes non-humaines en personnages de Walt Disney.

Mais ce sont là de tristes personnages de dessins animés. Des dauphins blêmes au ventre creux, au corps rayés de cicatrices, aux yeux rongés par le chlore, à l’âme éteinte sous la soumission. Comment tiennent-ils ? Comment ne sont-ils pas tous devenus fous à lier ?

La résilience des Grands Dauphins captifs est proprement époustouflante. Que l’on songe, par exemple, au parcours insensé qu’a connu Puck, la doyenne de ce « pod » âgée de 50 ans, capturée tout enfant dans les Keys en Floride, puis transportée Dieu sait où jusqu’à l’enfer des delphinariums belges et hollandais des années 80. Voilà des décennies qu’elle tourne dans les mêmes baignoires vides du Boudewijn Seapark, voyant mourir ses proches et souffrant de leur départ. Ainsi résistent quelques dauphins. Aucun otage humain ne pourrait en faire autant.

Bruges 2014 : la show devant une salle quasi-déserte

L’un des pires delphinariums d’Europe

Le delphinarium de Bruges est l’un des pires d’Europe, avec celui de Duisburg et de la Bulgarie. Il est aussi l’un des derniers qui enferment encore ses dauphins sous cloche leur vie durant, sans espace de sortie, sans accès à l’air libre.

A Hardewijk, à Nuremberg, à Paris, à Antibes, à Port Saint Père ou à Moorea, les dauphins nagent à ciel ouvert.

A Bruges, on nage à l’ombre. Les bassins sont petits, profonds de 3 à 5 mètres, larges de deux coups de caudale. L’enrichissement environnemental est nul. Même si aucun delphinarium ne peut répondre aux besoins des dauphins, il en est de pire que d’autres et le Boudewijn Seapark en fait partie.

Bruges 2014

Tandis que d’importants travaux sont entamés pour construire un «Aquasplash», le grand dôme du delphinarium n’a fait l’objet d’aucune modernisation significative depuis 1988. La seule amélioration est le nouveau décor de théâtre installé en 2013, qui sépare le bassin de spectacle des deux autres à l’arrière. Un paysage de mer et d’îles tropicales y est peint. Pour le reste, rien n’a changé.

Les travaux en cours au delphinarium de Bruges

Les carrelages se fendent, les bassins fuitent, le dôme de bois est vermoulu. La vieille sono graillonne toujours du haut des hauts parleurs le commentaire pédagogique légal mais incompréhensible qui parle de mer terrible, de requins méchants et de pollution sur fond de musique angoissante. Personne n’écoute, les enfants rient quand les dauphins leur font bonjour de la nageoire. Il n’apprendront rien des cultures cétacéennes ici.  

Chevaucher un dauphin fait partie du spectacle

En février 2014, la Commission du Bien-être animal a pourtant décrété que tout allait bien. Au terme de débats pipés par l’Industrie, elle a jugé qu’il n’y avait pas de dauphins plus heureux que ceux de Bruges. Si des travaux devaient être entrepris, c’était surtout pour complaire à une opinion publique apparemment mal informée sur l’existence joyeuse des six de Bruges.

Le Ministère fédéral de la Santé Publique a pris acte de cet avis. Il vient d’accorder son blanc-seing à l’établissement obsolète. Celui-ci est simplement tenu de se mettre un peu aux normes européennes avant 2 ans et de construire un lagon dans un délai de…12 ans ! Davantage de ballons sont également demandés, un peu plus d’attention de la part des dresseurs ainsi que des recherches enfin dignes d’être publiés dans une revue scientifique.

Le «compromis honorable» signé entre le Boudewijn Seapark et l’association Gaia au terme des travaux de la Commission, est fièrement exposé dans un cadre près de l’entrée. Le delphinarium a l’avenir devant lui.

Accord concernant les dauphins - Bruges 2014

La Belgique n’est donc pas près de se passer de son « dolfinarium »

Ou bien plutôt la Flandres, car dès la formation du nouveau gouvernement, la protection animale sera régionalisée. Flandres, Bruxelles et Wallonie auront des politiques différentes, comme c’est déjà le cas pour la chasse, par exemple.

Quel sort les nouvelles autorités flamandes réserveront-elles à l’exhibition de cétacés vivants en piscines ? Nul ne le sait. Mais si la défense animale tombe entre les mains de l’Agriculture, le pire est certainement à craindre. Avec la ville historique de Bruges, le Boudewijn Sea Park est un pilier du tourisme local et une ressource économique précieuse dont cette région relativement pauvre ne saurait se passer.

Bruges 2014 : courir avec les dauphins

Beachie ne profitera pas du lagon dans douze ans

Ce qui est sûr, c’est que Beachie ne profitera pas du lagon dans douze ans, à supposer qu’on le creuse jamais.

L’an dernier à Noël, il avait été contraint de participer au spectacle de fêtes, agrémenté de lasers et de chansons flamandes. Beachie tremblait de fièvre, malgré les doses massives d’antibiotiques dont on le gavait.

Beachie a passé récemment des examens médicaux sous le scanner. Ses poumons sont atteints. Logique : quand vous entrez sous le dôme, une puissante odeur d’eau de javel vous prend à la gorge. Les dauphins vivent là-dedans toute l’année, dans un local clos qu’aèrent chichement les verrières relevées du toit.

Le chlore a eu raison des bronches du « vieux dauphin ». Tout son comportement indique qu’il se sent fatigué, nauséeux, malheureux, malade et que les médicaments l’assomment.

Il s’affaiblit. Il déprime. Aujourd’hui, s’il fraie avec les autres, il reste le plus souvent à l’écart et ne rejoint le groupe que pour recevoir sa pitance. Sa place n’est pas ici.  

Certaines rumeurs laissent entendre qu’on pourrait le déplacer bientôt. Va-t-on le renvoyer au delphinarium de Hardewijk ? C’est probable. Il ne supporterait pas le transfert en Espagne, dans une piscine d’Aspro Ocio, propriétaire du Boudewijn Seapark.

Que va devenir ce dauphin trentenaire usé avant l’âge, qu’un courant mauvais emporta sur une plage lorsqu’il était enfant et dont des hommes prirent si bien soin ?
Ce que deviennent tous ces dauphins qui ne reverront jamais la mer.
Un sujet de nécropsie livré aux étudiants.

Nécropsie d'un dauphin par des étudiants

En savoir plus :

Manifestation - Bite Back

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« Pour une Belgique sans delphinarium » :

https://secure.avaaz.org/fr/petition/Pour_une_Belgique_sans_delphinarium/